Juristes, le langage juridique clair vous rend-il service ?


Qui lit réellement les conditions générales d’un jeu concours au moment de participer ? Qui comprend l’intégralité du contrat qu’il ou elle est en train de signer ? Y compris dans les milieux professionnels les plus techniques et régulés par des documents légaux complexes, il arrive très souvent que les parties signent sans lire… ou ne signent carrément pas le document, faute d’avoir compris ce qu’il y avait dedans. C’est l’un des problèmes du droit français : il est cryptique, parfois même pour les juristes les plus pointus. Or, il existe aujourd’hui des outils qui permettent aux experts du droit de se réapproprier les textes. Et qui permettent surtout aux lecteurs de s’en emparer facilement, sans abêtir le fond. Langage juridique clair, Legal Design, comment améliorent-ils la lisibilité des documents juridiques ? Font-ils perdre du temps aux juristes ? Réponses avec Sophie Lapisardi, avocate et experte en legal design. 

Vous êtes une des premières avocates à défendre le langage juridique clair, comment vous y êtes venue ?

Je suis avocate depuis une vingtaine d’années au barreau de Paris. J’ai commencé chez les Avocats aux Conseils : je rédigeais des moyens de cassation, destinés aux plus hauts magistrats. Très loin d’être clairs pour le justiciable !

Très rapidement, je suis intervenue « sur le terrain ». Je me suis retrouvée sur des chantiers à expliquer à des opérationnels des règles sur les marchés publics, de concessions, etc. Et ça a été d’une grande violence, parce qu’on n’est pas équipés pour ça ! Ça ne passait pas du tout ! J’ai fait comme j’ai pu pour être la plus claire possible, à l’écrit et à l’oral… Je pensais que j’étais relativement accessible.

15 ans plus tard (2015), j’ai compris que je ne pouvais plus me contenter de mon bricolage très empirique.

Beaucoup de juristes « bricolent », comme vous, pour se faire comprendre ?

Certains avocats  n’échangent qu’avec des experts et des directions juridiques. Ils pensent qu’ils n’ont pas besoin de se poser de questions sur la clarté de leurs messages. Non seulement c’est faux (parce que les professionnels du droit recherchent plus de clarté et d’accessibilité), mais quand on est au contact de non-juristes, on se rend compte qu’on a un vrai problème de communication. Ce que je décris, beaucoup de juristes en entreprise l’ont ressenti aussi.

Vous êtes allée chercher tout de suite le langage clair ?

En 2015, je me suis dit « il va falloir mettre en place de nouvelles techniques pour communiquer ». Je me suis formée au design thinking (cette technique d’innovation centrée sur l’utilisateur), et à la visualisation de l’information (comment on passe du texte à l’image). En France, on ne parlait pas encore de « legal design ». Finalement, je suis venue au langage juridique clair un peu après et il constitue la troisième brique de ma méthode.

J’ai en effet créé une méthode de Legal Design (Méthode Lexclair) que j’ai mise en place au sein de mon cabinet, que je continue à utiliser et que je transmets…  

Mais j’avoue que la découverte du langage juridique clair a été une claque pour moi.

Une claque ?

Oui, car je pensais écrire clairement. Comme beaucoup de juristes !

Quand on apprend le design thinking, la plupart des avocats se disent « ok, je ne connais pas ce domaine. On m’apprend l’empathie avec l’utilisateur, je vais creuser ça. ». Avec la visualisation de l’information, c’est pareil. Certains se disent « je ne connais pas du tout, ça m’intéresse ». Mais écrire… ? Les juristes et avocats savent faire, c’est leur expertise. Et c’est là qu’ils ont souvent le plus de mal à se remettre en question.

C’est le frein principal au langage clair juridique ?

C’est un premier frein, oui. On est des littéraires, on passe nos journées à écrire. Alors quand on expose les règles de langage juridique clair à des juristes, c’est souvent perturbant pour eux. Il faut désapprendre. Sur le banc de la fac, on a appris à faire des phrases très longues, qu’il faut rythmer avec des parenthèses, des incises, des tirets. Et là, on réapprend que la règle de base, c’est de faire des phrases courtes. C’est un challenge, il faut tout revoir !

Il y a aussi cette idée que « si je simplifie, j’abêtis le contenu », non ?

Clairement, ce qui inquiète les juristes, c’est de perdre en rigueur. Je le vois notamment lors des formations : les participants commencent à l’appliquer sans difficulté sur des notes juridiques, mais quand il s’agit de passer à un contrat, j’entends régulièrement « Ah oui, mais non, pour un contrat, ce n’est pas possible ! ». Comme si le contrat  était intouchable, car l’acte juridique par excellence. Je leur réponds alors que les vrais utilisateurs des contrats ne sont pas juristes et qu’il est important qu’ils comprennent ce qu’ils signent pour pouvoir correctement l’appliquer.  Et un contrat clair c’est un contrat qui inspire confiance !

De plus, on place le curseur du langage juridique clair en fonction du document et du destinataire : On n’utilise pas le même degré de langage juridique clair selon que l’on rédige une fiche d’explication, un contrat, ou des écritures contentieuses pour un magistrat. Mais même ces derniers réclament des écrits plus concis, plus clairs, plus engageants et avec plus d’impact.

Comment écrit-on en langage juridique clair, alors ?

La première règle, c’est qu’il faut comprendre le fond du droit. Si on ne le comprend pas, on ne peut pas rédiger en langage juridique clair.

Des juristes, experts en droit… On imagine qu’ils comprennent les textes.

Oui, mais parfois la règle est tellement complexe qu’on a du mal à rédiger clairement ! Au moment de rédiger en langage clair, les  interprétations sont multiples . C’est tellement ambigu qu’on se dit « mais qu’est-ce qu’on a voulu dire ? » ou « qu’est-ce que le rédacteur a voulu dire » ?.

Donc personne ne comprend vraiment le droit français ?

Le problème de base, c’est que nos textes (les lois et les décrets) sont de plus en plus abscons. Pourquoi ? Parce que, souvent, on rajoute du texte sur du texte. Il suffit de voir la Constitution : les articles que l’on n’a jamais retouchés sont parfaitement clairs ; et tout ce qui a été modifié est plein d’incises.

En tant que juriste, notre matière de départ est souvent extrêmement complexe., il faut effectuer des recherches, il faut comprendre avant de pouvoir rendre le droit clair et accessible.

Or, le risque est de vouloir citer le texte pour être certain de ne rien altérer. Mais si c’est déjà abscons pour nous… Imaginez pour les profanes !

Quelles astuces leur donnez-vous pour rédiger en langage juridique clair ?

De nombreuses solutions existent. D’abord, il faut se mettre à la place de l’utilisateur. Nous n’écrivons pas de la même façon selon qu’on s’adresse à un chef d’entreprise, un juriste non expert dans ce domaine, un magistrat, etc.

On peut aussi rassurer les juristes en leur disant qu’on ne va pas remplacer tous les termes juridiques irremplaçables. Par exemple, « forclusion » doit être maintenu dans un contrat parce qu’il a une signification particulière notamment pour les magistrats. On l’utilise et on l’explique tout de suite, d’une manière plus engageante que juste dans un glossaire. On repense aussi l’architecture du document. C’est là que le legal design est important.

Et puis, il faut accepter que notre pratique soit évolutive. On ne peut pas rester dans l’idée qu’on a toujours fait comme ça, que le jargon est rassurant… Grâce au Legal design on valorise la fonction juridique. Pour moi, un bon expert est celui qui arrive à se faire comprendre. Si le milieu scientifique est arrivé à vulgariser des notions complexes, le droit peut aussi le faire !

Quels retours avez-vous sur le langage juridique clair ?

On a des retours tellement positifs et enthousiastes ! Je reçois des demandes de formations et de conception de documents dans tous les secteurs d’activité, notamment le secteur financier, les assurances, mais également dans les services.

Quand ils s’expriment de manière claire, accessible, engageante et avec plus d’impact, les juristes sont plus souvent sollicités au sein d’une entreprise. Ils ont donc plus de visibilité et d’influence.

Quant aux contrats, ils sont le miroir d’une entreprise : ils véhiculent la confiance et la transparence. Un contrat plus clair est un contrat mieux compris par son personnel et mieux respecté par ses clients. C’est un enjeu business pour de nombreuses entreprises.

Sophie Lapisardi experte legal design langage juridique clair

 

Sophie Lapisardi est avocate, spécialiste en droit public (cabinet Lapisardi avocats) experte et formatrice en Legal Design. Elle est présidente de la société Lexclair qui forme les professionnels du droit au Legal Design.


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