Utiliser un langage clair, peu de jargon, des mots simples, faire des phrases courtes : tout spécialiste dans son domaine s’écriera que c’est impossible. Dans le droit, la philosophie, la santé, les sciences et les technologies, dans tant de milieux professionnels et même certains sports, on considère qu’il faut parler technique, parler complexe. Mais est-ce vraiment nécessaire et incontournable ? Que faire du risque de l’entre-soi, et que fait-on ensuite du reste, de ce « grand » public qui a peu de chances de comprendre ? Faire simple est-il réservé aux paresseux ?
Aurait-on vraiment l’air bête à utiliser un langage clair ?

Nous avons invité Gilles Siouffi à répondre à ces questions, professeur en langue française à Sorbonne Université, et spécialiste de l’histoire de la langue française.
Un point mathématique pour commencer : on dit que la langue française est riche, mais sait-on combien de mots on utilise couramment ?
C’est difficile à mesurer. Il faut déjà clarifier un malentendu sur la langue : en fait, elle est constituée de 2 ensembles différents. La langue commune d’abord (si je ne connais pas le mot « table », par exemple, on dira de moi que je ne suis pas francophone) et le vocabulaire spécialisé, ensuite, qui demande davantage de connaissance du domaine spécialisé que de la langue elle-même.
Donc on ne peut pas éviter le vocabulaire spécialisé des experts…
Il est nécessaire. Mais la difficulté, c’est de le faire dialoguer avec la langue commune. C’est pourquoi transmettre et pratiquer le langage clair est important : ça permet de maintenir cette passerelle ouverte. Depuis le 19ème siècle, les vocabulaires spécialisés se sont énormément complexifiés, mais il faut continuer à travailler le dialogue avec la société.
Pourquoi se sont-ils complexifiés ?
Beaucoup ont adopté un mode d’expression plus scientifique, même des domaines comme la philosophie ou la critique littéraire, plutôt assez à l’abri de cette technicisation. On préfère utiliser des « termes » plutôt que des « mots ». Dans l’opinion courante, ce sont des synonymes, mais pas en linguistique. Un « mot » est utilisé par tous les usagers. Il porte donc une polysémie (une table est aussi bien un meuble qu’une table des matières, ou mathématique). Un « terme » est codifié, d’où toute polysémie doit être exclue. On subit un peu cette complexification, en quelque sorte, par un attachement à nommer les choses de manière non ambigüe, étanche.
Un langage technique et complexe semble aussi apporter une forme de légitimité ?
Oui, mais il y a également un autre phénomène : l’archaïsme, le conservatisme. Les langages spécialisés ont tendance à conserver des usages anciens, en décalage avec l’évolution de la langue et des sociétés. Ça entraine le figement de certaines séquences, dont on perd la signification. C’est comme ça que le Vade-mecum de 2018-19 sur la rédaction des décisions de la justice administrative déconseille maintenant d’employer des termes comme « le susvisé » ou « il apert que » (une ancienne conjugaison d’un verbe disparu aujourd’hui).
Il y a donc quand même une conscience de cette complexité et une volonté de simplifier, même chez les experts !
Oui, et historiquement aussi. Déjà, l’ordonnance de 1539 de Villers-Cotterêts* exigeait l’usage exclusif du français et l’abandon du latin. François 1er disait que l’usage du latin dans les cours de justice multipliait les procédures parce que les parties ne comprenaient pas les arrêts prononcés à leur sujet, et relançaient des appels, ce qui encombrait les cours et générait des procès inutiles… D’après les historiens, les tribunaux sont passés rapidement au français, mais ils ont continué à conserver un peu de latin pour rester dans une bulle, entretenir certains privilèges de la justice par rapport à ceux qui la recevaient. Et il reste encore des centaines de locutions latines dans la justice d’aujourd’hui.
Clarifier le langage est un combat éternel, dans ce cas ?
Oui, on peut aussi citer le code de Justinien (code byzantin adapté du droit romain), qui faisait une demande de clarté et de clarification. Dans le domaine des lois, du moins, on ne peut pas ne pas être clair. Et parfois, des organismes extérieurs, politiques, associatifs ou autres, doivent rappeler qu’il faut simplifier. Il y a toujours une tendance naturelle à la complexité, qui n’est pas nécessairement volontaire. Une sorte de dérive parfois. C’est moins grave dans des domaines comme la philosophie, par exemple. Ça peut rester l’affaire des philosophes, personne n’est obligé de lire Heidegger… Mais quand on reçoit un avis d’expulsion, on doit pouvoir le lire.
Mais si le langage d’initiés est inévitable dans les milieux d’initiés, ces milieux resteront définitivement hermétiques au grand public…
Le grand danger, c’est l’entre-soi, oui. C’est un danger dans la communication, dans la signification sociale que ça revêt aussi. Et c’est dangereux parce qu’on peut se donner un pouvoir sans même s’en rendre compte, et en jouir inconsciemment. Un rapport de pouvoir se joue dans ces questions de langage, et il est salutaire de le questionner.
On a souvent l’idée qu’un parler simple est forcément vulgaire. Pourquoi ?
Peut-être parce que ce n’est pas assez élégant. Il ne faut pas confondre non plus une langue et le discours. La langue n’est pas responsable de grand-chose, mais c’est la façon dont les usagers la manipulent qui compte. En France, il y a un certain goût pour la rhétorique. C’est de l’ordre de la stylistique, qui est très fleurie. C’est très différent de l’anglais, par exemple. Chez nous, le culte du latin et de l’éloquence est resté très présent, comme en Italie. On voit bien l’idée d’élégance dans les plaidoiries d’avocats, ce besoin de faire long, d’utiliser des images, des métaphores, et la croyance que si on dit des choses en une minute, elles n’auront pas assez d’importance.
À l’inverse, faire simple (ou sans élégance) peut-il s’apparenter à de la paresse intellectuelle ?
C’est l’inverse. Vous devez travailler dur pour amener votre pensée à être simple. Et ça vaut le coup, parce qu’à la fin, vous pouvez soulever des montagnes. C’est une réflexion très juste de Steve Jobs que j’ai relue récemment. Beaucoup d’écrivains l’ont constaté dans leur pratique littéraire. Madame de Sévigné a écrit en substance, à la fin d’une lettre à sa fille : « j’ai été trop longue, je n’ai pas eu le temps de faire court. ». Faire court, faire simple, ça demande un effort. La paresse conduit plutôt à enrober, ajouter des couches et ne pas choisir. Choisir est un effort.
Est-ce qu’en systématisant un langage clair, on risque d’appauvrir la langue sur la durée ?
Je suis beaucoup interrogé sur cette idée de langue qui s’appauvrit. Je réponds qu’on voit beaucoup plus ce qui disparaît dans une langue, que ce qui est nouveau, parce que c’est subtil. Les nouvelles nuances ne sont parfois pas là où on les imagine, et ça demande un certain travail de les remarquer. On parle souvent des mots anglais, par exemple, en disant qu’ils appauvrissent le langage. Mais certains créent une nuance, justement. Par exemple « liker », ce n’est pas « aimer », ça apporte quelque chose en plus. D’une certaine manière, c’est paresseux de considérer qu’une langue s’appauvrit. Enfin, pour en revenir à la clarté : en France, on ne se fait pas une idée très claire… de la clarté. Et ce dont on n’a pas une idée claire, on en a peur.