Et si on passait la Justice en langage clair ? 

Stéphane Wegner est vice-président du tribunal administratif de Grenoble. Au cours de sa carrière, il a vu défiler un large public qui, souvent, ne comprenait pas ce qu’on attendait de lui ou les décisions de justice le concernant. Pour répondre à ce besoin de compréhension, le magistrat s’est formé au langage clair qu’il propose désormais d’appliquer dans les décisions de justice. Un moyen d’être enfin compris par les requérants, mais aussi parfois par les juristes eux-mêmes.  

Pouvez-vous rappeler simplement quels types de litiges traite un tribunal administratif ? 

Les tribunaux administratifs traitent tous les litiges qu’une personne morale ou physique peut avoir avec l’administration. Ce sont, par exemple, les gens qui contestent leurs impôts, un permis de construire refusé ou, à l’inverse, une personne qui s’oppose au permis de construire accordé à son voisin, ce sont les marchés publics, les litiges entre les fonctionnaires et leur employeur ou encore une personne étrangère qui souhaite contester une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français).

On peut dire que c’est une justice plus « technique » que la justice pénale, surtout dans son langage ? 

Oui, c’est souvent plus juridique, comparé au droit pénal.  La particularité, chez nous, c’est que l’essentiel des procédures sont écrites, il y a moins d’oralité que chez les juges judiciaires. Le droit pénal a un aspect plus humain, mais la justice pénale a aussi une communication parfois trop complexe pour les justiciables.

Est-ce qu’il arrive aussi aux acteurs du juridique de se perdre dans leur jargon, ou tout le monde maîtrise parfaitement son domaine… ? 

En général, oui, ils le maîtrisent. Beaucoup viennent des mêmes études, de droit, de sciences politiques qu’ils complètent par la suite. Mais c’est justement une part de la difficulté : ils maîtrisent tellement bien leur sujet qu’ils ont du mal à imaginer que ça puisse être dur à comprendre par d’autres. Ils baignent dedans, c’est si naturel, limpide, que certains collègues sont sincères quand ils disent qu’ils ne voient pas le problème. Pour eux, ce qu’ils disent est très simple ! 

Et vous avez une vision différente des choses  ? 

On a sans doute la même au fond mais, pour moi, le droit devrait être quelque chose de très concret, de pratique. Le droit est une boîte à outils qui permet de régler les problèmes des gens. J’ai donc le souci que ce droit soit très accessible. 

Comment êtes-vous venu au langage clair, qui semble si éloigné du monde juridique ? 

Entre 1999 et 2003, j’ai été détaché dans un tribunal d’instance. Je traitais notamment des contentieux liés aux expulsions de locataires et c’est là que ça m’a le plus frappé. Pour le locataire, ces décisions ont des conséquences humaines très importantes ! Il se fait expulser de son logement… Et dans les jugements que je rendais (il y avait souvent une trame commune), il y avait des choses essentielles à comprendre, comme « vous devez régler telle somme » ou « vous avez tel délai pour partir avant d’être expulsé« , mais le vocabulaire était tellement compliqué que la grande majorité des locataires ne comprenaient pas ! Le langage avait son utilité car il avait des conséquences, juridiquement, mais il ne pouvait pas être compris par l’essentiel de ses destinataires… Il y avait un tel décalage entre ce qu’on envoyait aux gens et ce qu’on leur demandait, ça n’allait pas ! 

Et quand on ne comprend pas, on n’agit pas ? 

Exactement. La plupart des personnes qui traversent une procédure d’expulsion vont déjà très mal dans leur vie. Souvent, elles n’ont pas les codes culturels qui leur permettent de comprendre. Aller dans un tribunal ou téléphoner pour demander des informations, ça n’existe même pas pour elles. C’est très rare qu’elles appellent le greffe pour qu’on leur explique, et dans l’éventualité où elles auraient un avocat, celui-ci n’a pas toujours le temps de faire le « service après-vente » avec ses clients. 

C’est là que vous êtes allé vers le langage clair ? 

Malheureusement non ! Mais je pensais à des solutions comme envoyer un petit feuillet A4 explicatif avec le jugement, qui dirait « le juge a dit que… vous devez partir à telle date…« .

Longtemps après, j’ai découvert le langage clair et je m’y suis formé. J’ai découvert qu’on pouvait être précis juridiquement ET être compréhensible en même temps. 

Comment ? Il semble presque impossible de faire les deux en même temps… 

Au début, ça demande un effort, parce qu’il faut changer sa manière de s’exprimer. Mais une fois que c’est intégré, on le fait tout seul : on rédige des jugements en langage clair, et ça va aussi vite qu’en langage juridique traditionnel. Il y a 3 clés pour ça :
– on peut remplacer certains mots par des mots du langage courant, 

– on peut expliquer certains mots juridiquement importants tout de suite. Par exemple, « statuant en chambre du conseil : ça veut dire que c’est une audience non publique ». 

– on peut simplement faire des phrases plus courtes, plus simples, sans subordonnées et sans incises. À la place d’une longue énumération, on utilise des listes à points, ce qui facilite énormément la lisibilité.
Il faut dire que, malgré les efforts de simplification impulsés par le Conseil d’État, je vois parfois passer des décisions de l’ordre administratif avec des phrases de 15 lignes… et c’est même difficile, pour moi, à la première lecture ! 

C’est donc pratique aussi pour les acteurs du monde juridique eux-mêmes.

Oui, je sais aussi qu’il y a des avocats qui s’intéressent au langage clair comme un moyen d’être mieux compris des juges, pour être plus convaincants. Il y a vraiment un double avantage à s’y mettre. 

La clarté à l’oral est aussi importante, elle peut aider les greffiers ou les personnes à l’accueil d’une juridiction à expliquer les choses aux gens qui sont perdus. Ça contribuerait à diminuer, notamment, les problèmes d’agressivité car l’incompréhension peut susciter la colère.
On gagnerait aussi du temps sur les contestations. Souvent, les requérants contestent une décision de justice et font appel parce qu’ils n’ont pas compris pourquoi elle était rendue. Ça leur paraît injuste. Alors que la plupart des décisions en appel de tribunal administratif ne modifieront pas la décision initiale… 

Les magistrats, juristes, greffes, ont-ils le temps de se former au langage clair et surtout de l’appliquer au quotidien ?

Ça a l’air d’un frein, mais ça ne l’est pas forcément. Au début, on a tendance à rédiger un texte deux fois, pour avoir une version en langage clair. Et avec l’expérience (qui vient vite), on rédige directement en langage clair. Quand on est spécialisé dans un domaine, on utilise souvent les mêmes phrases, les tournures, qu’on reprend sur des décisions similaires. On gagne en fait beaucoup de temps. 

Pour la formation, l’idéal serait de faire comme en Belgique, où les juges apprennent le langage clair dès leur formation. C’est intégré très tôt et ça répond vraiment à la demande : de plus en plus de gens aujourd’hui ont besoin d’être acteurs et parties prenantes des décisions qui les concernent. Ils ont besoin d’autonomie. La première étape est de comprendre ces décisions. 

Ça vous paraît donc applicable dans la justice et ailleurs, dans les prochaines années ? 

Il faut stimuler l’appétit des juristes, des avocats, des juges… Mais ça devrait venir, oui. Ça bouge aussi dans les départements, dans les CAF, et c’est important que tous ces acteurs simplifient leurs documents. On a encore beaucoup de gens qui arrivent chez nous parce qu’ils n’avaient pas compris une décision de baisser leurs APL. Il faut expliquer à quelqu’un comment et pourquoi il doit accomplir ses obligations, si on veut que la personne agisse. 

Lisez ici plus d’informations sur le langage clair, pour qui et à quoi il sert.